Anne Cibron en entrevue

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Anne Cibron, l’une des managers les plus respectés du rap français nous partage son expertise métier, les enjeux rencontrés, sa vie personnelle…

QCLTUR: Comment en es-tu venue à faire du management?
Anne Cibron: C’est une longue histoire. À la base je suis peintre et mes parents ne voulaient pas que je fasse les Beaux-arts. Alors j’ai fait du droit parce que droit ou médecine c’était acceptable. J’ai étudié pendant sept ans et je suis devenue juriste. La plupart de mes amis étaient musiciens alors j’ai naturellement commencé dans ce milieu rapidement et très facilement. À force de rencontrer les artistes, je suis allée de leur côté.
J’ai appris le métier avec MC Solaar et son manager, Daniel Margules. C’était un de mes premiers jobs. J’étais juriste et j’assistais le manager dans tout. Il était célèbre et très redouté mais il m’a beaucoup appris. Ensuite, j’ai rencontré Booba en 2002. Et on a commencé à travailler ensemble en 2003. À l’époque, il était déjà connu. C’était il y a 20 ans.
Finalement, au début j’étais très business puis j’en suis venue à gérer tous les aspects de la carrière des artistes avec qui je bossais. Et je me suis faite appeler manager. Ce n’était pas un but en soi car je ne connaissais pas cet emploi.
QCLTUR: Aujourd’hui, ce métier souffre d’un manque de reconnaissance?
Anne Cibron: Alors pas pour tout le monde. Moi ça va, je souffre moyennement on va dire. Mais c’est vrai que pour la plupart des managers c’est difficile parce qu’il y a un manque de légitimité. Le métier n’est pas reconnu à sa juste valeur. À partir du moment où tout le monde peut être manager, il n’a pas acquis ses lettres de noblesse. Ce n’est pas le cas aux États-Unis par exemple où ce n’est quasiment que des avocats. Leur statut fait en sorte qu’ils sont respectés. Ils sont une pièce maîtresse de l’échiquier. En France, malheureusement comme il n’y a pas de formation, qu’il n’y a pas de niveaux et que tout le monde peut le faire, il y a tout et son contraire dans ce métier. Ça freine la reconnaissance de cette fonction qui est pourtant pivot.
QCLTUR: Habituellement, le premier manager c’est l’entourage à cause de la confiance?
Anne Cibron: Oui enfin c’est assez ambigu. Je rencontre effectivement beaucoup de jeunes artistes qui m’imposent leur pote comme manager alors qu’ils n’y connaissent rien. Ils sont là parce que c’est l’ami, le cousin, etc. Ils s’autoproclament manager mais en vérité il n’y a aucune compétence. Il faudrait avoir la possibilité que ces jeunes acquièrent les bases, suivent une formation et connaissent un savoir minimum. Ils se sentiraient aussi plus légitimes. Les compétences sont essentielles et il faut les développer.
QCLTUR: Il n’existe rien à ce jour dans ce sens dans l’enseignement universitaire?
Anne Cibron: Les managers les plus forts ou connus ont tous des spécificités. Il y en a qui sont très bons dans l’artistique, d’autres en négociation. Chacun a sa spécialité mais il n’y a pas de cursus. Donc on est en train d’y réfléchir avec plusieurs écoles pour créer une formation et justement permettre à cette profession d’exister.
QCLTUR: Du coup, quelles matières allons-nous retrouver?
Anne Cibron: En fait, il y a un minimum qu’il faut savoir comme comprendre les contrats. Globalement, la base c’est droit, gestion et administration pour pouvoir gérer les basiques d’un artiste. Un peu comme un pianiste, il faut d’abord apprendre les gammes pour pouvoir faire de l’improvisation et des morceaux. Le reste ce sont des compétences personnelles en fonction de ce que l’on aime faire, de ce dans quoi on est bon.
QCLTUR: S’il y avait une compétence personnelle primordiale à avoir?
Anne Cibron: Il n’y en a pas. Enfin, j’ai un avis, le métier de manager, c’est pour les fous. Il faut faire passer les intérêts de quelqu’un avant les siens. Cela demande une dose d’empathie extrêmement exceptionnelle. Ce n’est pas naturel de faire passer les intérêts de quelqu’un d’autre avant les siens. C’est pour ça que c’est un métier qui convient très bien aux femmes. Elles peuvent exceller car elles ont cette capacité. Naturellement, elles peuvent être mères et donner plus à leurs enfants qu’à elle-même. Je pense que dans le métier de manager, il y a cette dimension de savoir donner plus à l’autre.
QCLTUR: Comme dirait Simone Weil “On retiendra de toi ce que tu as donné”?
Anne Cibron: Normalement, tu bosses pour ta carrière, ton ego, ton ambition. Mais manager, on le fait bien quand on est dans l’ombre. Cest quand même un trait de personnalité spécial, savoir rester dans l’ombre des artistes et en même temps donner tout ce que l’on a pour que quelqu’un d’autre que soi-même brille. Et c’est pour ça que je dis que les femmes sont plus fortes à savoir faire cela grâce à leur capacité à être mère et à donner la vie. Forcément dans le showbusiness, il y a des combats d’égo et quand on est ambitieux, cela peut être compliqué de rester dans l’ombre d’un artiste.
QCLTUR: Quel est le challenge le plus dur que tu as eu à relever?
Anne Cibron: Je pense que les challenges, c’est de partout pareil. Pour une femme, c’est d’être respectée, légitime et que sa parole compte. Et j’essaie de m’épanouir. C’est sûr que nous sommes encore dans une société patriarcale. 
Avec mes artistes, il arrive que l’on ait des combats similaires de légitimité et de reconnaissance. Je me sens proche de mes artistes car leur art peut être aussi subversif parfois dérangeant. 
QCLTUR: Est-ce que finalement tu te sens proche d’eux parce que l’on t’a brimé?
Anne Cibron: Bien sûr. Souvent je dis que je fais aux autres ce que j’aurais bien aimé que l’on me fasse. C’est le résumé de mon éthique.
J’aime aussi beaucoup l’art brut, c’est une passion. Le fait d’exprimer les choses qui viennent des entrailles, qui ne se limitent pas au filtre de la société. Cela demande du courage de les dévoiler. J’ai toujours aimé cet art qui vient transgresser les tabous sociétaux, la norme. J’ai une passion pour les gens qui cherchent à être eux-mêmes pas volontairement mais parce que c’est une nécessité de sortir du cadre de la norme et des injonctions sociales.
QCLTUR: Tu n’as jamais pensé reprendre une carrière d’artiste?
Anne Cibron: Je peins mais je n’ai toujours pas décidé d’exposer. Ça va venir. Cela prend du temps de se réparer, se résilier. J’ai vécu des choses traumatiques durant mon enfance par rapport à toute cette expression personnelle et je crois que je suis presque réparée. En fait, mon métier c’est comme une psychanalyse. Cela m’a aidé de travailler avec des artistes, de les protéger d’être cassé, abimé par les injonctions et la norme sociale.
QCLTUR: S’il y avait quelque chose à refaire?
Anne Cibron: Rien. Je n’ai pas de regrets. Il n’y a pas à refaire, on a la vie qu’on a. Le destin, il faut y croire.
QCLTUR: Quel est ton artiste favori tout art confondu?
Anne Cibron: J’adore Frida Kahlo. C’est un peu cliché mais je la connaissais avant qu’elle soit à la mode. Elle incarne la résilience ultime. L’art c’est ce qui l’a aidé à se soigner. Elle n’avait aucun don en particulier pour la peinture. Son accident et la nécessité de s’exprimer alors qu’elle était alitée et malade, elle a su développer son imaginaire et faire une peinture extraordinaire. Elle a su exprimer toute sa sensibilité. Virginia Woolf pour l’écriture. J’adore aussi Janis Joplin et Sylvia Plath, la poétesse. Bon, ce sont toutes des femmes qui sont mortes très tôt et qui ont eu un destin tragique mais ces femmes brisées ont réussi à travers l’art à marquer leur époque.
QCLTUR: Que des artistes féminines!
Anne Cibron: Je ne suis pas féministe mais j’ai une passion pour elles. Elles ont magnifié leur passage sur Terre. Et ça me touche beaucoup. J’aime des artistes masculins également. Mais parce que la société a toujours été plus clémante , plus favorable envers les hommes, ils ont réussi comme Picasso par exemple. En même temps, je crois qu’il y a toujours eu de la place pour les femmes exceptionnelles. Ceci dit le statut de la femme n’a que peu évolué. Dans certains domaines et aspects de la vie peut-être mais je ne suis pas sûre que globalement nous soyons dans le mieux.
Par exemple, je n’ai jamais autant subi de misogynie que depuis que le mouvement Metoo existe. Cela rigidifie tout le monde. Ce mouvement est très hollywoodien. Cela cristallise le débat, ce n’est pas positif.
Le statut de victime n’est pas forcément constructif. Il y a beaucoup de femmes qui se réfugient là-dedans. Cela leur donne une identité mais je pense qu’il faut se battre individuellement. Le modèle Metoo nous impose un type de femmes. Or, toutes les femmes ont leur place. Il faut arrêter les combats de sexe, c’est inutile. On est des êtres humains.
Je pense que plus les hommes pourront exprimer leur sensibilité féminine plus les femmes iront mieux parce qu’elles aussi pourront exprimer leur masculin. C’est du partage, ce n’est pas la guerre.
QCLTUR: Est-ce que les influenceurs ont un impact négatif sur la création et la place des artistes?
Anne Cibron: Non, mais les réseaux sociaux sont malheureusement nécessaires. On est obligé d’avoir un story telling dessus. Aujourd’hui il y a tellement d’artistes, de sorties, de propositions qu’il faut exister.
QCLTUR: L’intelligence artificielle est-elle une menace?
Anne Cibron: La question est de savoir si l’intelligence artificielle va être capable de nous fournir de l’émotion. À la base un artiste c’est celui qui nous fournit l’émotion, qui nous fait pleurer, rire, danser, aimer,.. Je ne sais pas si l’IA sera capable de faire cela. Dans le même temps, on est dans un processus de déshumanisation totale. Après le “progrès” si on peut appeler cela ainsi je ne l’ai jamais refusé, je m’adapte. Cela ne sert à rien de regretter le temps d’avant. Il faut prendre le meilleur de ce qui se passe et s’en servir comme d’un outil.
Il ne faut pas avoir peur. C’est l’histoire de l’Humanité. Les gens ont eu peur du feu, quand on a inventé le train… Avoir peur c’est rester à l’arrière.
QCLTUR: La peur n’est elle pas le contraire de l’amour?
Anne Cibron: La peur c’est le contraire de la vie. Tu mets ce que tu veux dans la vie mais la peur c’est le grand ennemi de tout.
QCLTUR: Et la transmission?
Anne Cibron: C’est très important. Avec Booba, on transmet énormément. On produit des artistes émergents. On engage des jeunes personnes pour les former, leur permettre de faire un métier qu’ils aiment. La musique, c’est quand même super. Donc oui c’est essentiel pour nous de former des jeunes que ce soit d’un point de vue artistique ou professionnel.
QCLTUR: Le développement d’artistes c’est comment?
Anne Cibron: Cela fait 25 ans que je fais ce métier et aujourd’hui un manager qui se lance, je ne vois pas comment il peut créer une économie viable. Développer un artiste c’est dur. Même les maisons de disques font principalement de la distribution. De mon côté, je continue de les développer. Arriver au but, c’est toujours très beau. Clairement, c’est beaucoup plus difficile qu’il y a quinze ou dix ans parce qu’il y a trop d’offres. C’est bien dans le sens où c’est un défi intellectuel de renouveler sa façon de voir son travail, les stratégies de développement. Cela demande de se réinventer en permanence. Pour mon profil, c’est positif mais j’ai des gens autour de moi qui sont déprimés. Cela évolue trop vite. Ils ont peur alors qu’il faut embrasser le changement.
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